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Je ne le comprends pas
Ce gouffre entre toi et moi
Hier encore on dirait
Tu m’appelais « bébé »
À présent tu es parti
Moi je pleure jour et nuit
Tout reprendre à zéro
Bébé je veux
Tout reprendre à zéro
Je ne suis pas prête, bébé,
À te laisser t’en aller
« Tout reprendre à zéro »
Interprété par Heather Wells
Paroles et musique : Dietz/Ryder
Extrait de l’album Une envie de sucré
Disques Cartwright
Parce qu’on est à New York, où les morts violentes sont monnaie courante, il faut quatre heures au médecin légiste pour parvenir auprès du corps d’Elizabeth.
Le médecin arrive à quinze heures trente. Cinq minutes plus tard, Elizabeth Kellogg est déclarée morte. La cause du décès, en attendant l’enquête et l’autopsie : « traumatisme aigu » – en fait, elle a eu le cou, le dos et l’os du bassin brisés, ainsi que de multiples fractures au visage et aux membres.
Je me fais peut-être des illusions, mais il me semble que personne, parmi les étudiants, ne « trouvera sa mort romantique » en apprenant ça.
Pire encore, le médecin légiste pense qu’Elizabeth est morte depuis presque douze heures. Ce qui signifie qu’elle gît au fond de la cage d’ascenseur depuis la veille au soir.
Certes, elle est morte sur le coup en heurtant le sol. Ce n’est pas comme si elle était restée là, toute la nuit, à agoniser.
Mais tout de même…
La camionnette du médecin légiste est bien visible, et le corps finit par être emporté et chargé dans le véhicule. Si bien qu’à quatre heures de l’après-midi, tous les résidents de Fischer Hall savent que quelqu’un est mort dans le bâtiment. Ils savent également – lorsque les ascenseurs ont été réactivés et qu’ils peuvent les utiliser pour regagner leurs étages – de quelle manière. Après tout, ce sont des étudiants, et pas les derniers des crétins. Ils ont vite fait d’additionner deux plus deux.
Je ne suis pas trop soucieuse de connaître la réaction des sept cents résidents de Fischer Hall, suite à la nouvelle de la mort d’Elizabeth. Car ce qui m’inquiète, en premier lieu, c’est la réaction de ses parents.
C’est pourquoi le docteur Jessup a décidé – approuvé en cela par le docteur Flynn – que, parce qu’elle avait été en contact avec Mme Kellogg au sujet d’éventuels visiteurs masculins d’Elizabeth, c’était à Rachel d’appeler les parents de la jeune fille.
— Le choc sera moins terrible pour les Kellogg, assure le docteur Flynn, si c’est une voix familière qui leur apprend la nouvelle.
Une fois la décision prise, Sarah est chassée du bureau sans ménagement, tandis que le docteur Jessup me prie de rester.
— Vous pourrez réconforter Rachel, précise-t-il.
On voit qu’il n’a jamais vu, comme moi, Rachel passer un savon aux employés du coin salade de la cafétéria, pour avoir inversé, par mégarde, la vinaigrette normale et la vinaigrette allégée. Rachel est loin d’être une petite chose fragile.
Mais qui suis-je pour en juger ?
La scène est d’une tristesse épouvantable et, lorsque Rachel raccroche enfin, j’ai un début de migraine et l’estomac retourné.
Bien sûr, ce pourrait être à cause des bonbons et du paquet de chips qui m’ont tenu lieu de déjeuner. Qui sait ?
Ces symptômes sont encore aggravés par le docteur Jessup. Blessé par les remarques du docteur Allington, le vice-président adjoint en a oublié sa prudence et le code de la santé publique, et fume cigarette sur cigarette, assis sur un coin du bureau de Rachel. Nul ne propose d’ouvrir une fenêtre, du fait qu’elles se trouvent au rez-de-chaussée et que, chaque fois que l’une d’entre nous se risque à le faire, il y a un petit malin qui s’approche et qui hurle : « Et un cornet de frites, s’il vous plaît ! » dans notre bureau.
C’est alors que je réalise que Rachel en a fini avec ses coups de fil, et qu’elle n’a donc plus besoin de moi pour la réconforter. J’ai fait tout ce que je pouvais pour me rendre utile.
Je me lève donc, et annonce :
— Je vais rentrer chez moi, à présent.
Tous me regardent. Par chance, le docteur Allington est parti depuis longtemps. Son épouse et lui possèdent une résidence secondaire dans les Hamptons, et ils s’y rendent dès qu’ils en ont l’occasion.
Sauf qu’aujourd’hui Mme Allington n’a pas souhaité sortir par l’entrée principale – pas avec le véhicule du médecin légiste garé là, sur le trottoir, juste derrière le camion des pompiers. J’ai dû désactiver l’alarme, de façon qu’elle puisse emprunter la sortie de secours, au fond de la cafétéria. C’est par là, également, que les vigiles introduisent dans le bâtiment les invités les plus prestigieux des Allington – les époux Schwarzenegger, par exemple, lorsqu’ils viennent dîner chez eux – afin qu’ils ne soient pas importunés par les étudiants.
C’est Christopher, le fils unique des Allington (un très beau gosse frisant la trentaine, presque toujours habillé en Brooks Brothers, et vivant dans un logement réservé aux diplômés tout en suivant les cours de la faculté de droit) qui se trouvait au volant de leur Mercedes vert sapin lorsqu’ils sont enfin partis. Le docteur Allington a précautionneusement fait asseoir son épouse sur le siège arrière, avant de fourrer leurs affaires dans le coffre et de se glisser à côté de son fils, sur le siège passager.
Christopher Allington a démarré en trombe, au point que les badauds venus assister à la grande braderie – car la fête continuait, en dépit des pompiers et de la camionnette du médecin légiste – se sont précipités sur le trottoir, s’imaginant qu’on cherchait à les écraser.
Je vais vous avouer un truc : si les Allington étaient mes parents, j’essaierais moi aussi d’écraser les gens !
Le docteur Flynn recouvre ses esprits, après que j’ai annoncé mon départ précipité.
— Bien sûr, Heather, dit-il. Vous pouvez rentrer chez vous. Nous n’avons plus besoin de Heather, n’est-ce pas, Stan ?
Le docteur Jessup exhale une volute de fumée gris-bleu.
— Rentrez chez vous ! Et buvez un verre. Un truc fort.
— Oh, Heather ! s’écrie Rachel.
Elle bondit alors hors de sa chaise pivotante et, à ma grande surprise, m’entoure de ses deux bras. Elle ne s’est jamais montrée aussi démonstrative avec moi.
— Je te suis si reconnaissante d’être venue ! Je ne sais pas comment on aurait fait sans toi. Tu sais si bien garder ton sang-froid dans les moments de crise.
J’ignore de quoi elle parle. Je n’ai rien fait du tout. Je ne lui ai pas offert de fleurs en tout cas, ainsi que me l’a recommandé le docteur Jessup. Tout au plus ai-je calmé les étudiants et dissuadé Sarah de maintenir la soirée dansante. Mais c’est tout. Je n’ai sauvé personne.
J’évite de croiser le regard des autres, tandis que Rachel me serre contre elle. Enlacer Rachel, c’est un peu comme enlacer un bâton. Elle est si maigre. Elle me fait un peu pitié. Qui voudrait enlacer un bâton ? Soit, je sais qu’il y a quantité de gars qui courent après les mannequins. Mais… enfin… quel homme normalement constitué voudrait étreindre – ou être étreint par – un sac d’os saillants ? Si encore elle était naturellement mince. Seulement voilà… je sais que Rachel se prive de tout, parce qu’elle a envie d’être comme ça.
Ça me paraît tordu.
Dieu merci, Rachel me relâche presque aussitôt. À peine libérée, je m’empresse de quitter le bureau sans un mot – par crainte, à vrai dire, d’éclater en sanglots. Pas parce que Rachel est un sac d’os, mais à cause de tout ce gâchis. Car enfin… une jeune fille morte, des parents désespérés. Et tout ça pour quoi ? Pour avoir voulu se procurer des sensations fortes dans une cage d’ascenseur ?
C’est à n’y rien comprendre.
Comme l’alarme est toujours désactivée, je sors moi aussi par la sortie de secours, soulagée de ne pas avoir à repasser par l’accueil. Je risquerais fort de craquer, si on m’adressait encore une fois la parole. Il me faut marcher jusqu’à la Sixième Avenue et contourner le pâté de maisons pour éviter de croiser quelqu’un que je connais (je passe devant la boutique Banana Republic, qui fait ses modèles en quarante-six, mais les a rarement en stock… Vu que c’est la taille la plus demandée, ils disparaissent rapidement des portants), mais cela en vaut la peine. Je ne suis pas d’humeur à papoter avec qui que ce soit.
Hélas, lorsque je parviens à ma porte d’entrée, je réalise que je ne vais pas pouvoir échapper à la discussion. Car mon ex-petit ami Jordan Cartwright est là, en train de se prélasser sur ma véranda.
Et moi qui pensais que la journée ne pouvait pas être pire !
Il se redresse en m’apercevant, et éteint le portable dans lequel il était en train de brailler. Les dernières lueurs du soleil font ressortir les reflets dorés de ses cheveux blonds. Je ne peux m’empêcher de remarquer que, en dépit de la chaleur de l’été indien, sa chemise blanche et son pantalon blanc assorti (je n’invente rien !) sont impeccables.
Avec sa tenue blanche et sa chaîne en or autour du cou, il a l’air d’un rescapé d’un très mauvais boys band.
Ce qui, hélas, est son cas.
— Heather, dit-il.
Je ne peux pas lire dans ses yeux, cachés derrière ses lunettes de soleil Armani. Mais je suppose qu’ils sont, comme toujours, pleins de tendre sollicitude à mon égard. Jordan est très fort pour faire croire aux gens qu’il se soucie d’eux. C’est une des raisons pour lesquelles son premier disque solo, Baby, Be Mine, a été deux fois album de platine. Sur MTV, le clip a été en tête de liste des clips les plus demandés pendant plusieurs semaines d’affilée.
— Te voilà enfin ! s’exclame-t-il. J’ai essayé de te joindre. Visiblement, Coop n’est pas là. Tu vas bien ? Je suis venu dès que j’ai appris la nouvelle.
Je le regarde avec surprise. Que fait-il ici ? On a rompu, l’aurait-il oublié ? On dirait. Visiblement, il a fait beaucoup de sport. C’est impressionnant. Il a de sacrés biceps. Qui sait… peut-être un haltère lui est-il tombé sur la tête, ou un truc dans ce goût-là ?
— Elle vivait dans ton bâtiment, non ? poursuit-il. La fille dont ils ont parlé à la radio… celle qui est morte ?
Quelqu’un d’aussi sexy ne devrait pas avoir le droit d’être tellement… eh bien, tellement dénué de sentiments humains.
J’extirpe mon trousseau de clés de la poche avant de mon jean.
— Tu n’aurais pas dû venir ici, Jordan.
Des gens nous observent – surtout les dealers du coin, à vrai dire. Il y en a énormément, car l’université, désireuse de « nettoyer » Washington Square (pour les étudiants et, plus encore, pour leurs parents), a fait pression sur la police afin qu’elle chasse du parc tous les trafiquants et les SDF. Depuis, ils errent dans les rues environnantes… Celle où je vis, par exemple.
Bien évidemment, quand j’ai accepté la proposition du frère de Jordan de m’installer chez lui, j’ignorais que le quartier était si mal famé. Car enfin, on est à Greenwich Village, qui a cessé depuis bien longtemps d’être un refuge pour artistes crève-la-faim. Cela, depuis que les bobos se sont installés, que c’est devenu un quartier branché, et que les loyers se sont envolés. Je croyais que ce serait comme Park Avenue, où j’avais vécu avec Jordan, et où « ces gens-là » (pour reprendre l’expression de ce dernier) n’ont pas idée d’aller traîner.
Tant mieux pour lui, vu que « ces gens-là » le mangent littéralement des yeux. Et pas simplement à cause de sa chaîne en or archi-tape-à-l’œil.
— Hé ! hurle l’un d’entre eux. Tu serais pas ce gars… Ohé, tu vois de qui je parle !
Habitué à être harcelé par les paparazzi, Jordan ne bronche pas.
— Heather, dit-il de sa voix la plus suave – celle qu’il a utilisée dans son duo avec Jessica Simpson, lors de leur tournée « Get Funky », l’été dernier. Je t’en prie, Heather, sois raisonnable. Ce n’est pas parce que ça n’a pas marché entre nous, sentimentalement parlant, qu’on ne peut pas être amis. On a traversé tellement de choses ensemble. On a grandi ensemble.
Sur ce dernier chapitre, il n’a pas tort. J’ai rencontré Jordan quand j’ai signé mon premier contrat avec le label de son père, les Disques Cartwright. J’étais une ado de quinze ans, très impressionnable. Jordan avait déjà dix-huit ans.
À l’époque, j’avais cru à son numéro d’artiste torturé. Je le croyais, quand il me répétait que, comme moi, il détestait les chansons que la maison de disques lui donnait. Je le croyais lorsqu’il me disait que, comme moi, il allait cesser de les chanter pour se mettre à interpréter ses propres compositions. Je l’avais cru jusqu’au moment où j’avais posé mon ultimatum à la maison de disques : mes chansons à moi, ou plus de chansons du tout ! Celle-ci avait choisi : plus de chansons du tout… et Jordan, au lieu de dire pareil à la maison de disques (c’est-à-dire à son propre père), avait déclaré : « Faudrait peut-être qu’on rediscute de tout ça, Heather. »
Je jette un coup d’œil alentour, pour m’assurer que la scène n’est pas en train d’être filmée par une quelconque caméra cachée. À mon avis, Jordan est tout à fait capable d’avoir accepté de participer à une émission de télé-réalité. Il fait partie des gens que cela ne gêne pas, de voir leur vie exhibée sur une chaîne de télévision nationale.
C’est alors que je remarque la BMW gris métallisé décapotable garée près de la bouche d’incendie, devant la maison.
— C’est nouveau, ça ? je demande. Un cadeau de papa ? Il a voulu te récompenser parce que tu sors avec Tania Trace ?
— Allons, Heather ! proteste Jordan. Je te l’ai déjà dit, ce truc avec Tania… ce n’est pas ce que tu imagines.
— D’accord, je m’esclaffe. Je suppose qu’elle a trébuché et qu’elle s’est retrouvée, par hasard, avec le visage au niveau de ta braguette.
Jordan a alors un geste étonnant. Il ôte brusquement ses lunettes et me fixe droit dans les yeux. Cela me rappelle notre première rencontre, au centre commercial Mail of America. La maison de disques (c’est-à-dire le papa de Jordan) nous avait organisé une tournée commune, à moi et au groupe Easy Street, afin de faire venir un maximum de préadolescents et leurs parents – ainsi que le portefeuille de ces derniers.
Jordan m’avait gratifiée de ce même regard intense. « Bébé, t’as les yeux les plus bleus du monde », m’avait-il lancé.
Ce qui, en ce temps-là, ne m’avait pas fait l’effet d’une phrase de dragueur lourdingue.
Mais qu’est-ce que j’y connaissais ? On m’avait arrachée au lycée juste après la seconde et, depuis, j’avais passé ma vie en tournée, surveillée de près. Je n’avais aucun contact avec les garçons de mon âge, à part quand ils venaient me demander un autographe. Comment aurais-je pu me douter que « Bébé, t’as les yeux les plus bleus du monde » était une réplique de dragueur ?
C’est seulement des années plus tard que je m’en suis aperçue, lorsque « Bébé, t’as les yeux les plus bleus du monde » a reparu, dans les paroles d’un des singles extraits du premier album solo de Jordan. Il s’avère qu’il s’était beaucoup entraîné à dire cette phrase. Avec sincérité, même…
En tout cas, ça avait marché sur moi.
— Heather, dit à présent Jordan, tandis que les rayons du soleil, filtrant entre les bâtiments et les toits situés à l’ouest, jouent sur son beau visage régulier, et encore légèrement enfantin. Il y avait quelque chose entre toi et moi. Tu es bien certaine de vouloir y renoncer ? Enfin, je sais que je ne suis pas blanc comme neige dans cette histoire. Ce truc avec Tania… Je ne sais pas ce que tu as dû en conclure…
Je le regarde avec stupéfaction.
— Tu veux dire, quand elle t’a fait une pipe ? J’en ai conclu qu’elle te faisait une pipe !
Jordan sursaute comme si je l’avais giflé.
— Tu vois, c’est là que je voulais en venir. Quand on s’est connus, Heather, tu disais jamais ce genre de choses. Tu as changé, tu ne t’en rends pas compte ? C’est un des aspects du problème. Tu n’es plus la fille que j’ai connue il y a des années.
Je décide, s’il a la mauvaise idée de jeter un coup d’œil à mon tour de taille – ce qui a le plus changé en moi, depuis dix ans –, de lui coller un pain.
Il ne le fait pas.
— Tu es devenue… je ne sais pas. Cassante, je crois que c’est le mot juste, poursuit-il. Et après tout ce que tu as traversé, avec ta mère et ton manager, qui pourrait t’en vouloir ? Mais, Heather, tout le monde n’a pas l’intention de te voler tout ton argent et de s’enfuir en Argentine, comme eux. Il faut que tu me croies, quand je te dis que je n’ai jamais eu l’intention de te faire du mal. Nous avons juste pris des voies différentes, toi et moi. Nous n’avons pas les mêmes désirs. Tu veux chanter tes propres compositions et tu es prête, pour cela, à détruire ta carrière – ou, du moins, ce qu’il en reste. Alors que moi… eh bien… moi je veux…
— Hé ! hurle le dealer. Tu es JORDAN CARTWRIGHT !
Je n’y crois pas ! D’abord Elizabeth, et maintenant ça !
Qu’est-ce que Jordan attend de moi, d’ailleurs ? C’est ce que je n’ai jamais pu saisir. Ce type a trente et un an, mesure près d’un mètre quatre-vingt-dix et gagne beaucoup d’argent – beaucoup plus que les cent mille dollars par an que Rachel souhaite voir gagner à l’homme de sa vie. Et puis je sais que ses parents n’ont pas sauté de joie, quand nous avons décidé de vivre en concubinage. Ça faisait mauvais effet, deux de leurs ados chanteurs les plus populaires qui couchent ensemble…
Peut-être notre relation n’avait-elle constitué pour lui qu’une façon de se venger de ses parents, M. et Mme Grant Cartwright, pour avoir cédé à ses supplications et l’avoir autorisé – lui, leur fils cadet – à passer une audition pour le Club Mickey quand il avait neuf ans ? Une croix qu’il n’avait cessé de porter depuis. Essayez donc de devenir un rocker crédible, quand Teen People publie régulièrement des photos de vous affublé d’oreilles de Mickey !
— Jordan.
Je l’interromps tandis qu’il énumère tout ce qu’il veut dans la vie… et qui consiste principalement à « amener un rayon de soleil dans la vie des gens, et qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? ». Sauf que j’ai jamais dit que c’était mal.
— Jordan, je répète. Tu veux bien t’en aller ?
Je le bouscule, mes clés à la main. Mon plan consiste – j’imagine – à ouvrir la porte et à me faufiler à l’intérieur, avant qu’il n’ait pu m’en empêcher.
Mais avec trois serrures à ouvrir, pas facile d’agir avec diligence.
— Je sais que tu ne me prends pas au sérieux en tant qu’artiste, Heather, continue Jordan, à présent intarissable. Mais, crois-moi, ce n’est pas parce que je ne compose pas moi-même les chansons que j’interprète que je suis moins créatif que toi. Je fais mes chorégraphies quasiment tout seul, désormais. Ce pas que je fais dans le clip de « Just Me and You Now »… Tu sais, celui-ci… (Il effectue un mouvement giratoire, accompagné d’une flexion du bassin – là, sur la véranda, devant chez moi.) C’est moi qui l’ai inventé ! Ça a peut-être l’air de rien, n’empêche que… Toi, tu ne crois pas que tu devrais te poser des questions sur ta vie ? Après tout, qu’est-ce que tu as fait d’aussi gratifiant, d’un point de vue artistique, ces derniers temps ? C’est pas dans cette idiotie de dortoir que…
Déjà deux serrures. Il n’en reste plus qu’une…
— … et habiter ici, avec tous ces drogués en bas de chez toi… et avec Cooper ! Il a fallu que tu le choisisses, lui ! Tu sais ce que ma famille pense de Cooper, Heather !
Je sais fort bien ce que sa famille pense de Cooper. Il ne leur inspire pas plus de respect que son grand-père – lequel a fait son coming-out à soixante-six ans et s’est acheté un immeuble en grès rose vif à Greenwich, qu’il a légué à sa brebis galeuse de petit-fils. Cooper s’est installé dans l’appartement avec jardin du rez-de-chaussée, a transformé le premier étage en agence de détective, et m’a proposé le deuxième étage gratos – à condition que je fasse sa compta – lorsqu’il a appris que j’avais surpris Jordan avec Tania.
— D’accord, je sais qu’il n’y a rien entre vous deux, continue Jordan. Ce n’est pas ce qui m’inquiète. Tu n’es pas le genre de Cooper.
Sur ce point, il ne se trompe pas. Hélas.
— Mais je me demande si tu réalises que Cooper a un casier judiciaire. Pour acte de vandalisme. D’accord, il était mineur, mais tout de même, Heather, il n’a aucun respect pour la propriété publique. C’était une tente d’Easy Street qu’il a taguée, tu le savais ? Je sais bien qu’il a toujours été jaloux de mon talent, mais c’est pas ma faute, si je suis né avec un tel don…
J’ouvre la troisième serrure. Enfin libre !
— Au revoir, Jordan ! dis-je en me glissant à l’intérieur, avant de fermer la porte avec précaution.
Vous comprenez, je ne voudrais pas la lui claquer au nez et risquer de lui faire mal. Non que je me soucie encore de lui, mais ce serait mal élevé.
Et puis, je ne voudrais pas que son père me colle un procès sur le dos. On ne sait jamais.